noctambules (jude)

Il a attendu que ses parents soient couchés pour faire le mur. Il a déjà le reste d'un œil au beurre noir du côté gauche et il ne tient pas à lui offrir un petit frère. Son père est de mauvais poil en ce moment parce que l'argent manque. Enfin, son père n'a jamais vraiment été de bonne humeur et l'argent a toujours fait défaut, mais en ce moment ça le stresse un peu plus ou en tout cas ça lui semble un bon prétexte pour s'énerver. L'autre jour, Duke est rentré. Pas trop tard. Pas après avoir caché un mauvais bulletin. Il est juste rentré et c'était pas le moment. Bim. Une jolie fleur mauve éclose autour de son œil. Sans doute qu'il a dit un truc qu'il ne fallait pas, ou bien il n'a pas répondu quand il le fallait, il ne sait plus. Peu importe. Plus que quelques mois il se casse. De cette maison, de cette ville, de ce lycée... Mais en attendant, il y retourne au milieu de la nuit, dans ce maudit lycée. Il a du boulot.

Il a achevé la maquette du deuxième numéro de son zine. Zéro succès pour le premier, d'accord, mais il s'obstine. Il a écrit une nouvelle de SF-horreur pour celui-là, ça inclut le gouvernement (évidemment) et des extraterrestres (évidemment). Ça plaît par ici, il lui semble. Il y a aussi un pasteur et ça ne plaira pas vu ce qu'il en a fait, mais il n'a jamais voulu plaire à tout le monde. Néanmoins, ça contribue à justifier son entrée par effraction ce soir, parce qu'on ne l'autoriserait pas à imprimer son torchon punk anti-Reagan et anti-clérical. Faut avouer que voir son zine réduit en cendres dans un autodafé serait un immense prestige à ses yeux, mais il faut déjà l'avoir imprimé pour ça.

Il erre comme une ombre dans les couloirs, l'oreille aux aguets. Il aimerait savoir si le gardien est dans le coin avant de se lancer dans l'impression, parce que c'est pas entièrement silencieux (ou pas du tout). Lui-même s'est débarrassé des chaînes qui tintent souvent contre ses jambes pour ce soir. Il pense être aussi silencieux qu'un chat. C'est peut-être vrai, mais il n'est pas le seul. Au détour d'un couloir, son cœur lui saute à la gorge lorsqu'il se retrouve nez-à-nez avec Jude Marlowe. Il connaît son nom, oui. Il sait que le père de Jude est un peu fou et a même déjà eu une conversation avec lui sur ce que leur cache le gouvernement, l'autre jour, alors qu'il achetait des clopes pour fêter ses dix-huit ans. Et puis Jude Marlowe bosse chez le disquaire chez qui Duke aime traîner un peu trop compte tenu de l'argent qu'il y dépense. « Qu'est-ce que tu fous là ? Comment t'es entré ? » il demande à voix basse et un brin précipitée. Comme s'il était dans la position de poser ce genre de questions. N'empêche que s'il a une méthode plus pratique que la sienne, ça l'intéresse.