Némésis (nolan)

Donkey Kong n’est clairement pas le jeu le plus compliqué de la salle. Non pas qu’il soit particulièrement aisé de s’habituer aux commandes, mais, une fois les manœuvres mémorisées, l’issue de la partie devient bien moins incertaine. Loan a longtemps joué à cette borne, alors qu’il n’était pas bien expérimenté. Une fois la plupart des records battus, il s’en est détourné pour s’intéresser à des niveaux plus difficiles. Après tout, il lui fallait se faire une renommée dans cette salle, à défaut d’en avoir une au lycée.

Seulement, depuis de nombreuses semaines, il doit régulièrement s’attarder sur le jeu du gorille pour maintenir son pseudonyme en tête du classement. En effet, la concurrence est rude, un autre expert tente à chaque fois de s’emparer de son titre. Quand il revient à la salle d’arcade, il doit sans cesse débuter une nouvelle partie pour récupérer son trône. Pas une mince affaire, effectivement. Surtout lorsqu’on connaît l’amour de la matriarche pour la ponctualité ; car, chaque soir, le parcours pour s’élever en tête des records est un peu plus long.

Alors, quand le môme quitte l’écran des yeux, après la caractéristique lutte acharnée, il sursaute presque en voyant l’heure. Il a raté le couvre-feu de bientôt trente minutes. Soudainement paniqué à l’idée de faire face à une Mary Baker en furie à son retour, il s’empresse d’inscrire son pseudonyme chéri « Quicksilver » sur la borne, se replaçant une nouvelle fois au sommet. Le chétif gamin passe toutefois quelques secondes à admirer ces lettres scintillantes qui le nomment en première place, pas peu fier de ses exploits. L’entraînement a fini par payer, qui l’eut cru ?

Puis il s’en va, âme flottant parmi les jeunes jusqu’à la grande porte. Sa mère va le tuer. Il retient de justesse un cri de surprise lorsqu’une poigne enserre brusquement son bras, comme pour l’intercepter au vol.

“glassheart hymn.” & Quand il a de la monnaie, il va souvent à l'arcade center. Il retrouve personne en particulier, parmi ses rares amis, aucun n'est vraiment fan de jeux vidéo (ce qui le désole autant que l'intrigue, qui n'aime pas ça ? C'est tellement cool). Il a donc deux passions dans la vie, les jeux vidéo, et le vélo. Etant donné qu'il emprunte trop régulièrement le vélo de son frère et que ses parents commencent à en avoir assez, il marche beaucoup. Ce qui l'emmerde, surtout quand il va à la salle d'arcade, puisqu'il pourrait joindre ses deux passions et y aller à vélo.
Enfin.
Il arrive à la salle, parcours les bornes. Il n'est pas vraiment fort à la plupart des jeux, il se débrouille, mais rien d'exceptionnel. Celui qu'il préfère, et de loin, celui qui le motive plus que tout, c'est évidemment Donkey Kong. Pas vraiment le jeu le plus fréquenté. D'autant plus que lorsqu'il a commencé à y jouer, le plus haut score à battre n'était pas très difficile. Il était détenu par Quicksilver. Un illustre inconnu qu'il imagine volontiers comme le surfer d'argent, ennemi des quatre fantastiques. Il a battu ce record, encore, puis Quicksilver est revenu le détrôner. Il a remis son nom en haut de la borne. Il s'est refait battre. Et ce petit jeu dure depuis bientôt deux mois, ce qui amuse Nolan autant qu'il ne l'agace. Il sait qu'il pourrait le battre, si seulement il avait plus de monnaie.
Lorsqu'il arrive, un type est déjà en train de jouer. En haut de la borne, on peut apercevoir son propre pseudo, encore numéro 1, encore record à battre. "Delta November" Il s'agit de ses initiales en alphabet d'aviation. Chaque lettre a un mot associé, il aime bien les siennes. La partie s'éternise, il regarde la nuque du type devant. Il est presque certain qu'il est également au lycée, sans doute en première année. Il a une vieille coupe au bol, pas des plus saillantes. Mais bon, Nolan n'est clairement pas une référence capillaire, surtout à en juger par ses cheveux de plus en plus long. Il attend patiemment que le gosse devant lui finisse sa partie.
Ce qui ne tarde pas à arriver. Le gosse récupère son sac, puis part d'un part avenant, tandis que Nolan siffle un " Pas trop tôt." Agacé. Il cherche de la monnaie, jette un coup d'œil à la machine pour vérifier le prix.
Il fronce les sourcils. Bordel, c'est quicksilver, en haut du classement, devant Delta November. Da Fuck. Ca ne signifie évidemment qu'une chose, le gosse devant lui, c'est son adversaire, sa némésis. Un rapide sourire passe sur son visage, et sans chercher à défendre sa place à la machine, il court dehors, puis il le voit, marchant tranquillement, sac sur le dos, allure tranquille. Il hurle : " EH QUICKSILVER !" Le type se retourne. Bon point. Il arrive à sa hauteur, puis lui tend sa main, vaguement souriant : " Enchanté, Delta November." Wow, à l'oral son pseudo est vraiment naze.

Il lâche l’ensemble de son butin –qui se résume en fait à deux ridicules pièces– qui se répand sur le sol, au moment où une main empoigne son bras. Un cri de surprise franchit la barrière de ses lèvres pincées et il fixe tristement le carrelage, habitué à ne pas croiser le regard de ses bourreaux. Sauf que cette fois-ci, aucune moquerie ou insulte ne vient, et, intrigué, le gamin relève la tête. Une jeune fille se tient devant lui, souriante mais semblant quelque peu pressée. « Salut toi ! Passe le bonjour à ta sœur de ma part ! » Il a à peine le temps d’acquiescer qu’elle est déjà loin. Bien que momentanément rassuré, il sait qu’il ne passera pas le message ; il ne sait même pas qui est cette fille et n’a même pas eu ne serait-ce que le temps de l’identifier. Tant pis.

Alors, le jeune Baker sort enfin de cette salle qui fait son bonheur, non sans avoir ramassé son fameux trésor au préalable. Il fait quelques pas, fourrant les pièces dans sa poche, quand une apostrophe l’interpelle. Quicksilver… mais Quicksilver, c’est lui ! Fronçant les sourcils, il se retourne brusquement, cherchant la personne qui a pu l'interpeller. Un type plus vieux que lui le rejoint bientôt, et Loan fixe sa main tendue sans comprendre. Comment a-t-il pu être démasqué ainsi ? Puis, dans un éclair de lucidité, tout s’explique ; Delta November. Le fameux. Le voleur de titre et l’homme inconnu. Le rival sans visage. « Oh ! » L’exclamation qui vrille sans qu’on ne puisse la retenir. L’hésitation avant de finalement serrer, fébrilement, cette poigne qui attend. Gamin mal dans ses pompes, il a presque envie de lui en vouloir. Après tout, ces deux-là, ils sont en constante compétition. « C’est donc toi qu’as toujours pas abandonné… » Il réfléchit presque tout haut. Oubliant momentanément la matriarche et l’horloge qui ne stoppe pas sa course, le gosse détaille l’autre garçon face à lui. Il l’a déjà croisé pas mal de fois, au lycée. Le mec qui ressemble étrangement à une fille parce qu’il a les cheveux longs. Il ne lui a jamais réellement parlé, mais il est tellement facile de s’en remettre aux rumeurs. « J’imaginais pas que ça serait… toi. » Il y a un mélange de maladresse et de fascination dans la chétive voix. Parce qu’il a passé des mois à construire une identité à ce pseudonyme, et qu’il est, brusquement, intimidé au moment de voir ce personnage en chair et en os.

“glassheart hymn.” & C'est drôle, il imaginait pas un gosse aussi petit. Enfin, il est pas si petit, il doit avoir quatorze, peut-être treize ans... Il sait pas trop, c'est étrange, ouai il voyait pas ça comme ça. Faut être sacrément doué pour jouer à donkey kong à un haut niveau... Mais il sourit, parce qu'il est vaguement contente d'avoir trouvé son rival quand même. C'est la légende qui s'effondre, pour mieux se reconstruire il pense.
Non il n'a toujours pas abandonné, bien au contraire. Il compte bien continuer encore un long moment à le faire chier avec ce record. Il sourit et glisse : " Effectivement, et ça va durer encore longtemps si tu veux mon avis." Il croise les bras sur son torse, en signe de fierté peut-être. Il est pas peu fier de leurs records, l'arcade game de Durand ne leur arrive pas à la cheville.
Et puis il balance cette phrase, ce j'imaginais pas que ce serait toi. Ca pourrait le vexer, mais il peut pas s'empêcher de répondre : " C'est réciproque." Il le regard de bas en haut. Et puis il dit doucement : " J'imaginais un grand type de dernière année qui joue à Donkey Kong depuis la nuit des temps, et je me retrouve avec une crevette vaguement prépubère." Honnêtement, c'est pas méchant. C'est juste réalité, ce type est une crevette. Mais bon, c'est pas comme s'il avait des muscles à apporter à la balance. Une belle équipe de bras cassés. Puis il ajoute : " Bon sinon, tu veux que j'te raccompagne ? J'vais juste chercher mon vélo d'abord."

L’enthousiasme du garçon quant à leurs records fait sourire un peu plus franchement le petiot. Après tout, inutile de nier qu’il est plutôt fier de ses exploits. Il y a quelque temps encore, jamais il ne se serait imaginé progresser si vite dans un domaine. Alors, si sa Némésis lui dit que ça va encore continuer longtemps, il n’abandonnera pas. Hors de question qu’il lui laisse définitivement la place en tête du classement.

D’ailleurs, il aurait pu s’offusquer du reste des paroles. Une crevette vaguement prépubère, non mais ça va oui. Mais finalement, il s’en fiche. Il hausse vaguement les épaules sans se départir de sa mine enjouée. Ça a quelque-chose de plaisant, de se retrouver confronté à quelqu’un qu’on a d’abord seulement pu imaginer. Comme si la personne qui n’était jusqu’alors qu’un mythe caché derrière un pseudo s’extirpait soudainement de sa cachette. Même si, finalement, le bouclé face à lui n’est pas véritablement un total inconnu ; il ne parvient plus à remettre un nom sur ce visage angélique, mais il est certain de l’avoir vu un bon nombre de fois arpenter les grands couloirs du lycée. « Moi j’imaginais un ado avec des lunettes rondes, j’sais pas pourquoi. »

La suite de la conversation le fait légèrement angoisser, tout-à-coup. Il en faut peu, trop peu, pour accélérer son rythme cardiaque de manière notable. Il est plutôt rassuré qu’on propose de le raccompagner. Ce qui l’inquiète un peu plus, c’est cette histoire d’engin à deux roues… « Euh… » Il triture nerveusement l’ourlet de sa manche, fâcheuse habitude du benjamin des Baker. « J’ai pas de vélo, en fait… j’aime pas ça… » Inutile de préciser qu’il a une trouille bleue de tous ces moyens de locomotion impliquant un effort physique, depuis sa chute en skate. Une seule fois –ainsi qu’une bonne séance à visée culpabilisatrice by Mary Baker– aura suffi à le traumatiser. « Du coup, moi j’rentre à pieds. »

“glassheart hymn.” & Un ado avec des lunettes rondes ? Mon dieu, déjà qu'il est pas potable, alors avec des lunettes (rondes qui plus est) il n'ose même pas imaginer. Mais il trouve ça drôle, sans savoir pourquoi. Quicksilver le met de bonne humeur, sans vraie raison. Surtout qu'il a perdu sa monnaie maintenant qu'il y pense... C'est un autre débat.
Puis il balance qu'il n'a pas de vélo, qu'il n'aime pas ça. Si y'a bien un truc que Nolan ne peut pas concevoir sur cette terre, c'est le fait qu'un ado n'aime pas le vélo. Déjà ça permet d'aller très vite. Ensuite ça fait ressentir des sensations de dingues, ça rend fort, ça rend rapide, ça rend invincible. Enfin. Pas si invincible, il en sait quelque chose. Son vélo s'est cassé après sa chute, sa mère lui a prêté (à contrecoeur) le vélo de Seau, son grand frère. Elle ne comprend pas comment il peut remonter en scelle après un tel accident. A vrai dire, Nolan non plus. Il devait être terrorisé, pas du tout, il aime toujours autant cela. Nolan le regarde, dire qu'il va rentrer à pied. Et puis il, parce qu'il a pas envie de le lâcher : " Je peux prendre le vélo et marcher à côté, si tu veux que je te raccompagne. D'ailleurs je connais même pas ton nom." Il lui tend une main, que quicksilver peut prendre ou non. " Moi c'est Nolan Darwin." Il ajoute un petit sourire amusé, parce qu'il est certain que tout Blackwood a entendu parler de ses mésaventures à vélo, et qu'il parle justement de rentrer chez lui comme ça.